CHAPITRE QUINZE
Le vendredi matin, Qwilleran s’assit devant sa machine à écrire et contempla la rangée de lettres qui formaient le mot AZERTYUIOP, mot qu’il détestait, car il signifiait que son esprit était vide. Il aurait dû écrire un article brillant et il n’avait pas la moindre inspiration.
Il y avait maintenant trois jours qu’il avait trouvé le corps de Mountclemens, dans le patio, quatre que Ciseau s’était tué, en tombant de l’échafaudage et neuf qu’Earl Lambreth avait été assassiné.
Sa moustache continuait à lui adresser des signaux. Elle prétendait que ces trois morts fiaient liées. Une même personne avait tué le marchand de tableaux, poussé Ciseau et poignardé Mountclemens.
Et cependant, comme pour détruire cette belle argumentation, il était également possible que Mountclemens eût commis le premier crime.
La sonnerie du téléphone retentit trois fois sur son bureau, avant qu’il ne répondît :
— Je pensais que vous aimeriez savoir ce que la police a appris de la compagnie aérienne, dit la voix de Lodge Kendall.
— Hein ? Ah ! Oui, qu’a-t-on trouvé ?
— L’alibi tient. La liste des passagers indique que Mountclemens était bien dans l’avion, ce jour-là à l’heure indiquée.
— L’appareil a-t-il décollé sans retard ?
— Exactement selon l’horaire prévu. Saviez-vous que les compagnies aériennes enregistraient la liste des passagers sur microfilms et la conservaient trois ans ?
— Non... enfin, oui. C’est bien ce que je pensais. Merci de me tenir au courant.
Ainsi, Mountclemens avait un alibi qui renforçait Qwilleran dans son hypothèse. Une seule personne, se dit-il, avait à la fois un mobile pour commettre ces trois meurtres, la force de plonger une arme dans le corps d’un homme et l’occasion de pousser Ciseau : Butchy Bolton. Néanmoins, c’était un peu trop simple. Cette solution lui semblait vraiment d’une facilité suspecte.
Retournant à sa machine, il regarda la feuille de papier blanc et les dix touches vert pomme AZERTYUIOP !
Butchy, il en avait conscience, avait un sérieux motif d’animosité envers Earl Lambreth. Elle pensait qu’il l’avait frustrée d’une commande lucrative et d’un prestige considérable. Bien plu-Lambreth poussait son épouse à rompre toute relation avec Butchy. Des griefs de ce genre pouvaient se cristalliser dans l’imagination d’une femme qui avait déjà un problème de personnalité et qui possédait un caractère violent. Lambreth écarté, Zoé redeviendrait « sa meilleure amie », comme au bon vieux temps. Mais un autre obstacle avait surgi : Zoé portait un intérêt inconsidéré à Ciseau. L’accident fatal de celui-ci résolvait le problème.
En sifflotant entre ses dents, Qwilleran se souvint d’un autre détail : selon Mrs Buchwalter, c’était Butchy qui avait eu l’idée de placer cette sculpture métallique sur l’échafaudage.
Après la mort de Ciseau, Butchy s’était trouvée devant d’autres complications. Mountclemens constituait une menace pour le bonheur et la carrière de Zoé et Butchy, avec son instinct protecteur forcené, avait pu y voir une raison supplémentaire d’éliminer le critique... AZERTYUIOP !
— Avez-vous toujours l’air aussi sévère lorsque vous travaillez ? demanda une voix mélodieuse.
Pris au dépourvu, Qwilleran sursauta et bondit sur ses pieds.
— Pardonnez-moi, dit Zoé, je n’aurais pas dû venir sans vous prévenir, mais j’étais chez mon coiffeur, à côté, et j’ai pensé que je vous trouverais peut-être ici. A la réception, on m’a dit que je n’avais qu’à monter. Est-ce que je vous dérange ?
— Pas le moins du monde. Je suis enchanté de vous voir. Voulez-vous déjeuner avec moi ?
Comme toujours, Zoé était d’une élégance raffinée, il s’imaginait déjà entrant au Club de la Presse avec la jeune femme à son bras sous l’œil envieux de ses confrères. Mais elle répondit :
— Pas aujourd’hui, merci. J’ai un autre rendez-vous. Je suis seulement venue bavarder quelques minutes.
Qwilleran lui avança une chaise. Elle la tira près de celle du journaliste et poursuivit à voix basse :
— Il y a quelque chose que j’aimerais vous confier, cela me pèse sur la conscience, mais c’est un sujet difficile à aborder.
— Est-ce susceptible de faire avancer l’enquête ?
— Je ne le sais vraiment pas.
Elle regarda autour d’elle avant d’ajouter :
— Puis-je parler ici ?
— Personne ne s’occupe de nous. Le critique musical passe un disque, avec un casque sur les oreilles, dans le bureau voisin, quant à mon autre collègue, il est dans le brouillard depuis trois jours : il rédige un article sur l’impôt sur le revenu.
Zoé eut un petit sourire.
— Vous m’avez demandé comment Mountclemens pouvait s’offrir tous ces objets d’art qu’il possédait, reprit-elle. Et j’ai éludé votre question. À la réflexion, j’ai décidé de vous mettre au courant parce que, indirectement, votre journal est concerné.
— Comment cela ?
— Mountclemens tirait ses revenus de la galerie Lambreth.
— Voulez-vous dire que votre mari lui versait une prébende ?
— Non, non, pas du tout. Mountclemens était le propriétaire de la galerie.
— Le propriétaire ?
— Oui. Earl n’était que son employé.
Qwilleran émit un long sifflement.
— Quelle astucieuse combinaison ! Mountclemens pouvait ainsi faire de la publicité gratuite pour sa propre galerie, dénigrer les concurrents... et le Flux le payait pour cela. Pourquoi me l’avoir caché ?
Zoé eut un petit haussement d’épaules :
— J’avais honte de la participation de mon mari à ce marché. J’espérais que le secret mourrait avec lui.
— Votre mari discutait-il des affaires de la galerie, à la maison ?
— Depuis quelque temps seulement. Je n’ai appris le véritable rôle de Mountclemens dans la galerie qu’au moment où Earl et moi avons eu cette explication au sujet des assiduités de Mountclemens. Ce fut un véritable choc pour moi.
— Je le crois volontiers.
— J’ai surtout été atterrée de l’implication de mon mari dans la combinaison. Par la suite, il m’a parlé de plus en plus souvent de ce qui se tramait à la galerie. Il avait été soumis à une terrible contrainte et il était surchargé de besogne. Mountclemens ne voulait pas – ou n’osait pas – prendre d’autres employés. Earl faisait tout. En plus de recevoir les clients et de traiter avec les artistes, il organisait les expositions, il fabriquait les cadres et tenait la comptabilité. Il était très capable dans ce domaine. Il a travaillé chez un expert-comptable.
— Oui, je l’ai entendu dire.
— Earl était obligé de jongler avec les chiffres à cause du fisc.
— Qu’entendez-vous par là ?
Zoé eut un sourire amer :
— Vous ne supposez pourtant pas qu’un homme comme Mountclemens déclarait ses véritables revenus ?
— Que pensait votre mari d’un tel trafic ?
— Il prétendait que c’était Mountclemens qui encourait les risques. Earl se contentait de faire ce qu’on lui demandait. Il n’était pas responsable.
Zoé se mordit les lèvres avant de reprendre :
— Mais il possédait le détail complet des véritables comptes.
— Vous voulez dire qu’il tenait une comptabilité en partie double ?
— Oui. Pour sa propre information.
— Avait-il l’intention de se servir de ces renseignements ? demanda Qwilleran.
— Earl était acculé. Il lui fallait prendre d’autres accords... ensuite, il y a eu cette désagréable histoire à mon sujet. C’est alors qu’il a décidé d’avoir une explication avec Mountclemens.
— Avez-vous assisté à l’entretien ?
— Non, mais Earl me l’a raconté. Il a menacé Mountclemens de le dénoncer, s’il ne cessait de m’importuner.
— Je ne pense pas que notre homme se soit laissé facilement intimider.
— Oh ! mais si ! dit Zoé, il a eu peur. Il savait que mon mari ne plaisantait pas. Earl lui a déclaré qu’il allait s’adresser au service de la répression des fraudes, montrer les livres de comptes pour prouver la fraude fiscale. Il pouvait même prétendre à une prime !
Qwilleran s’adossa à son fauteuil :
— Un pareil scandale aurait ruiné toute l’affaire.
— Le propriétaire de la galerie aurait été démasqué et le Daily Fluxion se serait trouvé dans une situation délicate, déclara Zoé.
— C’est peu dire, les autres journaux auraient fait leurs gorges chaudes d’une affaire pareille. Et Mountclemens...
— Il aurait eu un procès sur les bras. Selon Earl, il risquait la prison.
— Cela aurait été la fin de George Bonifield Mountclemens III.
Ils se regardèrent un moment en silence, puis Qwilleran constata :
— Quel personnage complexe !
— Oui, murmura Zoé.
— Avait-il de véritables connaissances en matière artistique ?
— C’était un critique remarquable. En dépit de ses escroqueries, il n’a jamais rien écrit d’injustifié. Tout ce qu’il louait était digne d’éloges.
— Et Scrano ?
— Ses concepts sont obscènes, mais sa technique est sans défaut. Ses œuvres sont d’une grande beauté classique.
— Tout ce que j’y vois, ce sont des triangles.
— Oui, mais les proportions, le dessin, le rapport des valeurs, les volumes, la profondeur et le mystère tirés d’une plate composition géométrique ! C’est superbe ! Presque trop beau pour être vrai.
Qwilleran la défia carrément :
— Vos propres œuvres sont-elles aussi bonnes que Mountclemens le prétendait ?
— Non. Mais elles le deviendront. Les couleurs sombres dont je me servais n’étaient que le reflet de mon tourment intérieur. C’est fini aujourd’hui.
Elle eut un regard étrange, avant d’ajouter, avec un petit sourire froid :
— Je ne sais pas qui a tué Mountclemens, mais c’est ce qui pouvait arriver de mieux.
Ses yeux eurent une expression sauvage tandis qu’elle poursuivait :
— Je ne crois pas qu’il y ait le moindre doute à ce sujet : c’est lui qui a assassiné mon mari. Le soir où Earl est resté au bureau, pour travailler à ses comptes... je suis sûre qu’il attendait Mountclemens.
— Mais la police prétend qu’il est parti pour New York par l’avion de trois heures, objecta Qwilleran.
— Je pense qu’il est allé à New York par la route avec cette camionnette qui attendait dans l’allée, mais on ne pourra jamais le prouver, maintenant qu’il est mort.
Comme Qwilleran se levait pour la reconduire, elle lui tendit une main gantée de peau fine et dit sur un ton presque joyeux :
— Je suis pressée. J’ai rendez-vous à l’École Penniman. On m’engage comme professeur.
Le journaliste la regarda s’éloigner en se disant qu’elle était libre et heureuse. Qui l’avait délivrée ? Il repoussa une idée monstrueuse qui venait de germer dans son esprit. Pourtant, même si Butchy avait agi, le plan ne venait pas d’elle.
Pendant un moment, l’inclination Personnelle se battit contre la Suspicion Professionnelle :
— Zoé est une femme délicieuse, incapable de fomenter une aussi ténébreuse affaire.
Ce à quoi la Suspicion Professionnelle ripostait :
— Elle révèle un vif désir de voir attribuer le meurtre de son mari à un homme qui n’est plus là pour se défendre. En outre, elle distille ses informations au compte-gouttes et s’arrange pour noircir Mountclemens.
— Une femme si douce, possédant tellement de talent et d’intelligence. Et cette voix de velours !
— C’est une futée. Deux hommes poignardés et elle tire les marrons du feu. Il serait intéressant de découvrir comment ces manœuvres ont été orchestrées. Butchy a pu faire la sale besogne, mais qui lui a donné la clef de la galerie ? Qui lui a dit de saccager les tableaux pour orienter les recherches sur un obsédé ? Butchy n’intéresse pas Zoé, celle-ci se sert seulement d’elle.
— Zoé a un regard si profond, si honnête !
— On ne peut faire confiance à une femme qui a de tels yeux. Voyons plutôt ce qui s’est passé la nuit du meurtre de Mountclemens : Zoé lui a téléphoné pour lui fixer un rendez-vous, en disant qu’elle emprunterait l’entrée de service. Elle en avait probablement l’habitude. Mountclemens est descendu pour ouvrir la porte du patio et ce n’est pas Zoé qui s’est présentée, mais Butchy, une arme à la main.
— Non, c’est impossible ! Zoé est incapable d’une pareille infamie !
— Qwilleran, tu es bien naïf ! Souviens-toi comme elle t’a fort opportunément invité à dîner, la nuit de l’assassinat de Mountclemens !
Après être rentré chez lui, Qwilleran s’assit dans un fauteuil, en songeant à l’expression féroce qu’il avait lue dans les yeux de Zoé, juste avant qu’elle ne le quittât. C’était la même expression qu’elle avait exprimée dans cette étude de chat, exposée à la galerie Lambreth. Décidément, les artistes faisaient toujours leur autoportrait.
Dans le silence de la pièce, Koko miaula pour signaler sa présence.
— Excuse-moi, mon garçon, je ne suis pas très sociable, ce soir.
Se redressant dans son fauteuil, il se demanda si Mountclemens était bien parti pour New York en camionnette et à qui celle-ci pouvait appartenir ?
Koko parla encore, cette fois à partir du hall d’entrée. Sa conversation était une succession mélodieuse de sons félins qui ne manquaient pas de distinction. Qwilleran se rendit dans le hall et trouva Koko qui gambadait dans l’escalier. Les longues pattes du chat, terminées par de petits pieds noirs, ressemblaient à des notes de musique. Le chat se fit les griffes avec énergie sur le tapis du hall. Quand il vit Qwilleran, il bondit dans l’escalier et se retourna au sommet des marches, comme s’il l’invitait à le suivre. Qwilleran se sentit soudain plein d’indulgence pour ce petit animal amical. Koko pouvait se montrer plus distrayant qu’un spectacle et parfois plus utile qu’un tranquillisant. Il donnait beaucoup et réclamait peu.
— Souhaites-tu retourner visiter ton ancien domaine ? demanda Qwilleran.
Il suivit Koko et ouvrit la porte de l’appartement du critique. Plein d’entrain, le chat entra pour explorer tous les coins et recoins du logis.
— Profites-en, Koko, cette femme du Milwaukee va bientôt venir. Elle vendra la maison et t’emmènera avec elle. Il te faudra, alors, apprendre à vivre de bière et de bretzels.
Comme s’il comprenait, Koko s’arrêta pour regarder Qwilleran d’un air consterné. Puis il s’assit pour relever une patte et se lécher les parties intimes.
— Je suppose que tu préférerais rester avec moi ?
Le chat partit vers la cuisine, grimpa sur le réfrigérateur, ne trouva pas son coussin, s’en plaignit et sauta par terre. Plein d’espoir, il chercha dans le coin où se trouvaient habituellement son assiette et son bol. Déçu, il monta sur la cuisinière, enjamba rapidement les brûleurs, pour atteindre le meuble au-dessus duquel étaient suspendus les couteaux de cuisine, encore empreints du souvenir des rôtis, côtelettes et volailles qu’ils avaient servi à découper. Koko les flaira et délogea une lame de la patte.
— Attention ! Tu vas te couper.
Tandis qu’il redressait le couteau pour le mettre dans l’alignement des trois autres, Qwilleran sentit, à la base de sa moustache, un frémissement si fort qu’il le poussa à se rendre dans le patio, toutes affaires cessantes.
S’étant muni de la torche électrique, il se demanda pour quelle raison Mountclemens ne l’avait pas utilisée ce soir-là ? Allait-il rejoindre Zoé ? Avait-il simplement jeté un pardessus sur ses épaules pour descendre ? Avait-il pris un couteau à la place de la torche ? Le cinquième manquait, en effet, à la panoplie.
Mountclemens ne portait pas sa prothèse. Jamais un homme aussi vaniteux ne l’aurait laissée pour aller retrouver une femme, mais il n’en aurait pas eu besoin, s’il avait l’intention de la tuer.
Remontant le col de sa veste de velours côtelé, Qwilleran descendit avec précaution les marches verglacées suivi par un chat curieux, mais sans enthousiasme. La nuit était froide. L’allée silencieuse à cette heure tardive.
Il tenait à découvrir comment s’ouvrait la porte du patio et dans quelle direction se projetaient les ombres. Il examina la solide porte de bois, avec sa lourde serrure espagnole. Mountclemens aurait pu aisément se cacher derrière la porte pendant qu’elle s’ouvrait. Un simple mouvement du visiteur l’aurait aplati contre le mur. Cependant, il n’avait pas réussi à prendre sa victime par surprise. L’autre avait eu le dessus.
Tandis que Qwilleran s’attardait, faisant courir le rayon lumineux de sa lampe sur les murs du patio, Koko découvrit une tache sombre sur le sol en brique et se mit à la renifler avec une grande concentration.
— Arrête, Koko ! C’est dégoûtant !
Il retourna vers l’escalier en tenant le chat sous le ventre. Koko se débattit et grogna comme si on lui infligeait une torture.
Qwilleran remonta néanmoins l’escalier, le chat dans les bras. Quand il l’eut déposé au milieu de la cuisine, Koko s’assit et se mit à procéder à un travail de pédicure. Sa brève promenade avait sali le dessous de ses pattes. Écartant les doigts comme les pétales d’une fleur, il les lécha longuement.
Soudain, il s’interrompit au milieu de sa toilette, langue sortie, doigts écartés. Une légère protestation sortit de sa gorge. Il se redressa, tendu, en alerte et délibérément, il marcha vers la tapisserie du couloir.
— Il n’y a que de la poussière dans cette vieille cuisine, dit Qwilleran, effleuré pourtant par l’impression que le chat en savait plus que lui.
Reprenant la torche, il souleva la tapisserie et ouvrit la porte. Immobile, Koko le regardait, sans rien manifester, mais en le soulevant, Qwilleran sentit qu’il se raidissait.
En bas, il éclaira les murs de la cuisine avec la torche. Rien ne semblait expliquer la visible appréhension de l’animal. À nouveau, le journaliste fit jouer la lampe sur le chevalet, la table, les toiles contre le mur et... subitement, il se rendit compte qu’il n’y avait plus autant de toiles que la veille. Pour comble, le chevalet était vide et le portrait du robot placé sur l’évier avait disparu !
La surprise lui fit relâcher Koko qui en profita pour sauter par terre. Qwilleran alla jusqu’à la salle à manger. Elle était toujours vide.
Dans la cuisine, Koko marchait à grands pas précautionneux. Il bondit sur l’évier en se tenant en équilibre sur le bord, pour en examiner l’intérieur. Puis il se laissa tomber lourdement sur une chaise, avant de grimper sur la table. Il flaira le dessus et quand il en vint au couteau à palette, il montra les dents et cracha en grattant autour, avec une patte.
Debout, au milieu de la pièce, Qwilleran essayait de rassembler ses idées. Il se passait ici quelque chose de bizarre. Qui donc était venu dans cette cuisine ? Qui avait enlevé les tableaux manquants et pourquoi ? Les deux tableaux représentant le robot avaient disparu. Qu’avait-on enlevé d’autre ?
Il posa la torche au bord de la table en sorte que la lumière éclairât les toiles et alla en retourner une. C’était un Scrano ! Des triangles orange et jaune, peints dans le style particulier de l’artiste. Une impression de profondeur s’en dégageait et incita Qwilleran à en effleurer la surface. En bas, dans le coin droit, on pouvait lire la signature fameuse.
Délaissant ce tableau, il en tourna un autre, à nouveau des triangles vert et bleu et derrière cette toile, il en trouva d’autres encore : gris et brun, brun et noir, blanc et crème. Les volumes, la composition variaient, mais les triangles étaient toujours des Scrano.
Un miaulement guttural de Koko fit se retourner Qwilleran. Le chat reniflait les triangles orange sur fond jaune. Combien valait ce tableau ? Dix mille, vingt mille dollars ? Davantage peut-être, maintenant que Scrano ne peindrait plus. Comment Mountclemens s’était-il approprié ces toiles ? Ou était-ce des faux ? Et dans tous les cas, qui les volait ?
Koko sentait toujours le tableau en détail, comme s’il évaluait la texture de la toile sous la peinture. Quand il arriva à la signature, son cou se tendit et il balança la tête, d’un côté à l’autre, avant de flairer les lettres d’encore plus près.
Son nez remua de droite à gauche, traçant d’abord le O, puis il étudia le N, longea le A, suivit le R avec insistance, passa rapidement sur le C pour examiner les volutes du S.
— Remarquable ! s’écria Qwilleran, vraiment remarquable.
Fasciné, il entendit à peine la clef tourner dans la serrure, mais Koko s’immobilisa. Qwilleran se retourna tandis que la porte s’ouvrait lentement.
Sur le seuil, la silhouette ne bougea pas. Dans la pénombre, Qwilleran distingua de larges épaules, sous un lourd pull-over de laine, il vit une mâchoire carrée, des sourcils épais.
— Narx ! s’exclama-t-il.
L’homme parut se réveiller. Sans quitter Qwilleran des yeux, il bondit en avant, en direction de la table. D’un geste prompt, il saisit le couteau à palette et s’élança.
Zim ! Boum ! Bang !
En un instant, la pièce parut remplie d’une horde sauvage volante, bondissant du mur à la table, de la chaise à l’évier. Surpris, l’homme recula, en hésitant, tandis que l’animal en folie tourbillonnait de plus en plus vite, en poussant des glapissements de harpie. Étourdi par cette ronde infernale, Narx tourna la tête. Dans un éclair, Qwilleran brandit sa torche et l’abattit avec force sur le crâne de l’homme qui s’écroula par terre.